1938 Le conseil de révision

Publié le par syssy

 

 

Une belle journée commence en ce printemps 1938. aucun nuage n’apparaît dans le ciel bleu de l’Hérault où débute l’histoire de Robert. Depuis des générations, cette terre a vu naître et mourir ses ancêtres. Sous d’autres cieux, certains sont morts, en d’autres temps. Mais tous, issus du même sang, vivants ou morts, reviennent. La dernière guerre de 14-18 paraît loin pour des jeunes gens de 20 ans. Même si elle reste présente dans les souvenirs des anciens et sur les pierres tombales.

 Ce jour là, montés sur leur bicyclette, ils pédalent joyeusement vers le village voisin de St André. Les chansons à la mode, les rires et les plaisanteries  montent dans les airs de cette radieuse matinée.

« Je revois les grands sombreros et les mantilles 

j’entends les airs de fandangos et aiguedilles 

que chantent les señoritas si brunes 

quand luit sur la plazza la lune 

je revois dans un boléro sous les charmilles 

 

les Carmens et les Figaros dont les yeux brillent 

je sens revivre dans mon cœur en dépit des montagnes

un souvenir charmeur ardent comme une fleur d’Espagne. » 

 

 

C’est avec ardeur que nos cyclistes, nés la même année en 1918, roulent sur la route poudreuse vers le conseil de révision . Dans une salle de la mairie de Gignac, trois soldats et un médecin les attendent. Un par un, dans le plus simple appareil, Robert, Antoine et les autres passent devant les militaires pour la visite médicale. Pesés, mesurés, auscultés, interrogés,  ils sont déclarés « bons pour le service » . l’armée a besoin de recruter. Aucun n’est refusé.  

 

Le chemin du retour est encore plus joyeux. Nos garçons font les fanfarons, surtout pour les filles. Au village, les familles attendent la nouvelle. C’est sans doute un sentiment mitigé pour Rose, persuadée que son Robert est trop petit. Mais non ! il est « bon pour le service ». Bien sûr, elle est fière de son fils ! mais ce n’est pas sans crainte. La « der des der » n’est pas si loin ! 20 ans ! ce n’est pas beaucoup ! Son frère Georges avait le même âge quand il est revenu de la guerre pour mourir quelques mois plus tard. 1918 - 1938 : 20 ans pour devenir un homme ou pour mourir.  

 

A St André, c’est un jour de fête. Chacun prépare un grand repas en l’honneur de sa  progéniture arrivée à l’âge adulte. Rose a même acheté pour l’occasion un beau service à vaisselle blanc avec un liseré de fleurs roses. Une grande table en U a été dressée dans la grande chambre du premier étage. La famille d’Antoine, le meilleur ami de Robert, doit venir, ainsi que le maire du village.  Ce soir là, une quinzaine de jeunes hommes est le centre de l’attention des « porcs nègres ». Comme dans les tribus les plus anciennes où les jeunes mâles subissent un rituel de passage dans l’âge adulte, le conseil de révision est un moment important pour les jeunes français des années 30.  

 

Après cette grande journée, chacun reprend ses activités quotidiennes. Robert retourne à la vigne. Il est ouvrier agricole. Durant la semaine, il travaille pour un gros propriétaire. Le dimanche, il s’occupe du « carré du mas ». Parfois, il fait quelques heures chez le coiffeur du village où il a été apprenti à la sortie de l’école. Mais il n’a jamais passé le diplôme de coiffeur. Pourquoi faire ? puisqu’il n’aurait jamais eu les moyens d’ouvrir un salon à St andré. Il y en a déjà un et il n'est pas question de partir. Le soir, à la fraîche, il retrouve souvent Antoine pour une virée vers Gignac ou Clermont en vélo ou Assomption son amoureuse depuis peu. A la fin de l’été, il part vers la côte d’Arboras à bicyclette. Il n’est pas  très bon chasseur, ni  passionné mais pour rien au monde il ne refuserai un séjour à la « Boye ». Il retrouve  Jean, son frère de lait qui l’entraîne dans la colline. Lapins, lièvres, faisans, perdreaux et parfois sangliers complètent le tableau de chasse. L’habitude est de laisser un ou deux lapins pour les chiens. L’oncle  fait le pain une fois par semaine dans le four qui donne dans la cour. L’odeur du pain chaud et celle du troupeau de brebis ont encore le parfum de l’enfance pour Robert. Le samedi soir, la jeunesse se retrouve aux Salses ou à St Privat pour danser.  

 

          Ses préoccupations sont bien éloignées de la crise politique qui secoue la France. La révolution manquée du Front populaire a-t-elle seulement  touchée les grandes villes et les sites industriels ? St André et ses habitants vivent encore à l’heure du 19ème siècle. Le monde agricole n’a pas encore fait sa révolution. Au delà des Pyrénées, la guerre civile se poursuit dans une indifférence douloureuse. Hitler fournit Franco en armes. Mussolini envoie des hommes en Espagne pour soutenir le Général. Le gouvernement Blum ferme les yeux par crainte de déclencher une guerre européenne malgré les communistes qui ne peuvent tolérer cette passivité : cette division signe la fin du Front populaire. Le gouvernement Daladier, revient sur de nombreux acquis sociaux ; les augmentations de salaires, les quarante heures… des grèves s’ensuivent en novembre 1938. Le bilan du Front populaire est une fracture sociale. La bourgeoisie est séduite par l’ordre et l’autoritarisme hitlérien, effrayée par le spectre de la Révolution communiste. Le monde ouvrier est désenchanté, après avoir rêvé si fort à une autre société. Le peuple se prépare inconsciemment à la guerre. La morosité gagne le pays.  

 

Mais quand on a vingt ans, on pédale très fort sur les routes de campagne et on chante… 

 

« On a le béguin on a le béguin pour ma silhouette 

Mon élégance ma souplesse et mon maintien 

On a le béguin pour la couleur de mes chaussettes 

Mon frais sourire et mon fin profil athénien 

On a le béguin pour mon esprit et mes belles manières 

Ma taille de guêpe de mon teint de lys ma peau de satin 

Je n’y peux rien et j’aime autant me laisser faire 

On a le béguin pour Célestin. »

 

… on fait le joli cœur auprès des filles, on fait des promesses que la vie interdira de tenir.  

Publié dans société

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
R
Bien !   Le style, les références historiques y sont...   Continue
Répondre
J
Quel talent !! Si tu n'es pas en lice pour le Goncourt, le Fémina n'est pas loin ! Aucune faute d'orthographe lol.<br /> Plus sérieusement, j'espère que tu gardes une trace de ces écrits (sous forme Word ou autre) et que tu pourras me les faire parvenir, plutôt que de faire du copier/coller sur le net.
Répondre